VERS LA SOCIÉTÉ LIBÉRÉE
Dans les années 80, je me suis impliqué dans une militance syndicale au sein d’une institution culturelle. Le credo syndical de base m’apparut très vite comme totalement déphasé par rapport à ce qu’il convenait de mettre en place, théoriquement et stratégiquement, pour défendre le secteur culturel. Bourdieu déclarait déjà le syndicat en retard d’une ou plusieurs guerres. Comment faire alors pour honorer un engagement syndical ? Je me tournai vers les livres d’André Gorz. Son approche des problématiques contemporaines du travail, de l’évolution du capitalisme, de l’écologie et, justement, de la crise du syndicalisme était prometteuse. Il échappait aux camps passéistes des pros et des antis, ce qui l’intéressait était de relever les outils de lutte ouvrière, ouvrir des pistes de rénovation en les implantant sur d’autres terrains plus urgents, en leur faisant prendre la mesure des changements de société et des ajustements stratégiques inévitables. Cela lui importait parce que cet intellectuel essentiel du XXe siècle (né Robert Hirsch à Vienne en 1923) a toujours eu à cœur d’alimenter la contestation : « Je refuse toute forme de pouvoir et de puissance sauf le pouvoir que vous donne la contestation ». Encore faut-il que celle-ci soit radicale et se forge des critères transcendants par rapport à ce qu’il importe de contester.
L’esprit d’André Gorz a toujours fonctionné de manière intense et s’est tourné vers des applications contestataires - c’est pourquoi je pouvais le lire et instantanément y puiser des critères pour bricoler un syndicalisme culturel. Ses livres sont des livres pratiques. Avec passion, il démonte les mécanismes de domination, les paradoxes destructeurs du capitalisme. Cet ingénieur chimiste explique la chimie des phénomènes sociaux, politiques et économiques. Ainsi, si nous sommes souvent impuissants face à la réalité du système économique et sa complexité hermétique, il va, pièce après pièce, démonter le monstre, dégonfler les mythes, les subterfuges, les contrevérités et tout ramener à des notions intellectuelles accessibles. Il est alors possible de ne plus se sentir écrasé, de recommencer à formuler des exigences, des revendications. Si aujourd’hui nous sommes plongés jour après jour dans la question du climat, de l’avenir de la planète - et souvent envahi par un déluge de propositions gestionnaires formulées par la classe des experts qui entourent les décideurs, ces experts qu’il accusait d’aliéner les citoyens de leurs savoirs ordinaires -, c’est dès le début des années 70 qu’André Gorz pose les bases d’une politique écologique: il ne s’agit pas de polluer moins mais de s’attaquer aux principes d’une économie qui ne se développe que par la destruction, le profit rapide, consommer plus et vivre mal, le renouvellement accéléré des produits de consommation (civilisation du déchet).
Dans la foulée, André Gorz sera logiquement un pourfendeur de la rentabilisation de la culture. C’est à un changement de paradigme qu’il faut procéder avant même d’organiser les industries technologiques de la dépollution: plutôt que de chercher les moyens d’annuler les effets nocifs de ce que nous produisons, il faut s’interroger sur l’utilité de ce que nous produisons, sur la manière dont nous produisons… On en est loin ! Il a aussi lié les questions d’écologie politique précisément au déclin syndical: les gens s’identifiant de moins en moins à leur travail et le syndicat continuant à considérer le travail salarié comme seule base de leur action, l’écologie s’empare de tout ce qui concerne les nouveaux défis du devenir de l’homme et dont ne s’occupent pas les syndicats. L’écologie, c’est se réapproprier sa vie, son environnement, contre les experts et technicistes, contre le capitalisme destructeur, contre la culture rentabilisée, contre les syndicats dépassés… « Aujourd’hui, disait-il, un jeune passe plus de temps éveillé devant la télé qu’éveillé à son travail ». Ce penseur exigeant avait besoin de la contestation pour continuer à croire en des possibles meilleurs. Si le temps de travail diminue, cela signifie que l’on produit plus avec moins de travail, cela constitue une richesse à redistribuer. Sauf que le capitalisme est impuissant à redistribuer cette richesse et à organiser le temps libre. Par défaut, ce temps libre sera de plus en plus envahi par les loisirs des industries de programme. Tant pis, André Gorz a toujours cru en la possibilité de travailler moins sans perte de salaire. Et à écouter l’argumentaire calme de cet ingénieur, on se reprend à croire que c’est lui qui a raison, pas ceux qui nous serinent qu’il faudra travailler plus, plus longtemps pour moins d’argent !
Ces entretiens et exposés sont une belle introduction à son œuvre ou un bon rappel de ce qui les anime. La voix est captivante : claire, rigoureuse, didactique. Elle articule le plus efficacement possible pensées et concepts, sans emphase, sans complaisance. Une sorte de discours de mécanicien économiste. La rationalité de ses démonstrations ne l’empêchait pas de formuler des phrases idéalistes : « chaque enfant devrait être entouré, par la société, des mêmes soins qu’elle met à développer des sous-marins nucléaires et des fusées ». C’est une évidence et pourtant cela peut prêter à sourire. Mais justement, la contestation radicale a besoin de toutes ces «évidences» que l’on n’ose plus sortir parce qu’elles semblent naïves, démodées (nous dit-on). Elles aident pourtant à forger des critères si l’on y croit, si l’on aime, si on rêve. La fin d’André Gorz le révélait animé jusqu’au bout de cette exigence dans la pensée et l’amour : en 2007, il se suicide avec la femme de toute sa vie, Dorine, à qui il rendait hommage en 2006 dans un livre émouvant « Lettres à D. », description d’un amour différent, moteur de ses engagements intellectuels. Amour à contre-courant, contestataire. Le livre audio que lui consacre Textuel est très bien fait, utile, pratique, enrichi d’un texte de présentation de Michel Contat, d’une biographie, d’une bibliographie. Et, bien entendu, il y a la voix.
Pierre Hemptinne