LOTOS [KLANG ZEIT MÜNSTER 2008]
Des orgues tout feu tout flamme
Yves Klein chamboule l’imaginaire en réalisant des fontaines où l’eau était remplacée par son contraire, le feu. Allez, ça change la physionomie des villes, du monde de se représenter les jets d’eau en jets de flammes ! Dans le même ordre d’idée, en construisant en 1874 un pyrophone, un orgue de feu, Frederique Kastner frappe les esprits : la musique est une pratique dangereuse, une plomberie qui joue avec le feu. Un ensemble de tubes, de gaz, de flammes, et un clavier pour explorer le potentiel vibratoire des tuyaux. Andreas Oldörp s’approprie ce procédé pour réaliser des installations sonores qu’il place en interaction avec les caractéristiques acoustiques - échos, résonance, diffraction -, de différents lieux, culturels, cultuels ou naturels. Comment rendre compte, à partir d’un enregistrement, de l’impact que peut avoir, in situ, une installation qui combine, pour produire une partition musicale, l’espace, le volume, l’architecture, la nature, le visuel, l’image, le temps, appareils, techniques et bricolages ?
Imaginez ces tubes transparents dressés dans une chapelle comme une ode sculpturale à la chimie de la révélation et de l’élévation. Soudain, un chuintement, le gaz se libère, la mise à feu. La flamme et la lumière se propagent, d’abord instables, incontrôlables, avant d’être domptées - comme pour la cuisine, la base est la maîtrise du feu -, énergie modulée par un artisan qui s’active avec une bombonne de gaz et des engins qui n’ont rien à voir avec la lutherie conventionnelle. Se dégagent alors des notes de musiques soutenues sans que l’on fasse directement le rapprochement entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. Ça semble venir de beaucoup plus loin, de plus profond. C’est improbable. Chauffée, la matière se met à chanter, elle se transforme, elle laisse sourdre le langage de ses états antérieurs, musicalité archaïque. Avant qu’elle n’ait été décantée, normalisée et figée en verre, elle a dû passer par le feu. Ce n’est pas qu’elle y retourne, mais se souvient. C’est une musique spectrale, souvenirs et rêves de ses particules en fusion agitées entre plusieurs possibles. Des notes soutenues comme issue d’un orgue vrombissant, qui élargissent leurs nappes concentriques, les superposent, les croisent. Un bouillonnement sanguin, un bourdonnement spirituel, une incantation abdominale. Des intensités qui varient, des précipités et, en surface, des résidus volatils qui percolent, se percutent, s’abrasent.
Autour de ces installations, Andreas Oldörp organise des complicités avec d’autres artistes qui y ajoutent leur manière de faire, greffent d’autres instruments et imaginaires, élargissent les capacités de l’agencement : Rolf Julius (compositeur, spécialiste des effets sonores), Stephan Froleyks (inventeur d’instruments, tubiste), Burkhard Schlothauer (violoniste, compositeur)… L’installation sonore matérialise une dimension de ce qu’une musique réalisée conventionnellement contient sans vraiment la déployer. Elle offre une expérience spatiale atypique, décentrée, de ce qu’est l’univers sonore qui préexiste entre nous et le monde, les objets, les entités invisibles. Les dispositifs originaux, souvent de l’ordre de la pièce unique voire éphémère, aussi singuliers que peut l’être une sculpture - bien à l’opposé des instruments de musique aux factures fixées, codifiées en famille de sonorités -, font surgir, de l’environnement, à partir d’appareils dont l’observation favorise l’empathie entre notre organisme et tout ce qu’il y a autour, des principes musicaux bruts, harmonies ou disharmonies entre l’humain et la matière, l’animé et l’inanimé. Et nous rappellent que la musique ne s’écoute pas qu’avec les oreilles. Quand c’est réussi, c’est chaque fois d’une ingéniosité qui surprend, déroute et émerveille: on n’avait pas imaginé ou oublié que la musique puisse naître ainsi, de manière quasiment magique.