ABECEDAIRE: DE G COMME GAUCHE À M COMME MALADIE (L')
C'est une Lapalissade - un enfant de quatre ans vous le dirait : « le cinéma à la Médiathèque, c'est sur support DVD . Soit ! On fera semblant d'oublier les bonnes vieilles cassettes VHS jamais rééditées en DVD, voire les films qui n'ont jamais quitté la salle et la pellicule, qui n'ont à ce jour pas été édités pour la vision solitaire ou familiale sur un de ces deux supports. Bousculons un peu les idées reçues… Certes très minoritairement (une bonne dizaine de titres contre quelques milliers) et sans parler ici des musiques de films, « le cinéma à la Médiathèque c'est aussi, parfois, sur support CD » : des enregistrements de paroles éclairées et éclairantes mais, volontairement, non accompagnées des images auxquelles elles se réfèrent. Les hasards de l'édition ont vu paraître ces derniers mois deux coffrets consistants et imposants consacrés à la réflexion sur – et par – le cinéma de deux importants penseurs français de la fin du vingtième siècle : le philosophe Gilles Deleuze et le critique Serge Daney.
Dans votre vie quotidienne, n'avez-vous jamais fermé les yeux pour profiter d'un moment particulièrement précieux, pour brièvement vous couper du monde, pour prendre du recul, quitter un moment la primauté du visuel au profit de l'odorat, de l'écoute, du toucher… ou de la réflexion ? Dans un contexte où nos rétines sont bombardées d'images (un seul exemple: quatorze mille quatre cents photogrammes pour un film de cent minutes), il apparaît parfois salutaire de les bouder, de les éloigner, de s'en détourner pour mieux y retourner, de les perdre pour mieux les retrouver. D'ailleurs, c'est peut-être dans la même optique qu'en 1991 Daney et quelques proches ont imaginé « Trafic », une des meilleures revues francophones de cinéma, une publication souvent écrite par les cinéastes eux-mêmes et toujours radicalement dépourvue d'images (à l'exception d'un unique petit « timbre-poste » de trois centimètres sur deux en couverture). Dans leurs prises de paroles – à la fois proches l'une de l'autre et fort différentes - Daney et Deleuze réfléchissent les images. Comme des miroirs: parfois ils nous éblouissent, souvent ils dévient les faisceaux de pensées, changent nos vieux angles d'approches rouillés du monde des images en mouvement.
Au début des années 80, le philosophe Gilles Deleuze s'est consacré au cinéma. Sur papier cela se cristallisa par deux livres importants (c'est-à-dire innovants, « bousculants », féconds…) mais pas franchement faciles d'accès (la ré-excitation de la pensée est souvent à ce prix) : L'image-mouvement (1983) et L'image-temps (1985). Oralement, le cinéma occupa aussi, de 1981 à 1984, ses légendaires cours du mardi dans les baraquements préfabriqués en marge de l'université de Vincennes. Les petits enregistreurs cassettes s'étant démocratisés à la charnière des années 70 et 80, Claire Parnet (la future complice de L'Abécédaire) et Richard Pinhas (du groupe Heldon) enregistrent ces centaines d'heures de pensée en train de se dire – et nous permettent d'en réécouter aujourd'hui six heures bien choisies. Des cours et deux livres où il ne s'agit pas de proposer une xième histoire du cinéma, de l'aborder encore une fois sous un angle technique ou artistique mais de le gravir par une autre pente presque jamais explorée jusque-là: celle du cinéma comme pensée. Au même titre que la philosophie ou la science. Une unité de la pensée et du cinéma déjà pressentie par un des grands-pères philosophiques de Deleuze, Henri Bergson dans « Matière et mémoire » en… 1896 - quelques mois à peine après la première projection publique des frères Lumière en décembre 1895 ! Partant de l'énigme de cette intuition de Bergson vis-à-vis d'une réalité qu'il ne pouvait pas encore connaître, Deleuze dévoile et partage (de manière plus parlante que dans ses deux livres) ses concepts d'image-mouvement (image-perception, image-action et image-affection via des références aux films de Griffith, Pabst ou Lang) et d'image-temps (via des cinéastes-voyants confrontés à une crise de l'action, liée au bouleversement découlant de la Seconde Guerre mondiale : Rossellini, Antonioni, Fellini…).
Environ cinq ans plus tard, de 1985 à 1990, c'est dans un tout autre contexte que le critique Serge Daney parle et écoute le cinéma. Toutes les semaines, dans un studio de la Maison de la Radio, le " ciné-fils" Daney (il n'a jamais connu son père et se ressent et se définit comme né du cinéma, fils de films), le voyageur, marcheur et moraliste des images s'entretient avec un invité, souvent cinéaste (Demy, Cavalier, Duras, Rohmer, Biette, van der Keuken…), parfois actrice (Birkin), producteur (Humbert Balsan) ou photographe (Dityvon). La discussion est souvent motivée par une actualité (la sortie d'un film, d'un livre, une rétrospective, le passage d'un documentaire à la télévision…), mais on sent bien qu'il s'agit en partie de demi-alibis pour converser publiquement avec des complices, pour peaufiner ensemble, dans le va-et-vient entrelacé de mots en train de se chercher, le tissage d'une vision partagée du monde et du cinéma. Même lorsque partant du cinéma, Daney se retrouve à parler photo, peinture, écriture ou même théâtre, on sent qu'il peut aborder tous ces territoires périphériques grâce à la réflexion profonde qu'il a eue au préalable sur son propre terrain matriciel, celui des images en mouvement (d'abord cinématographiques, puis aussi télévisuelles). Sa parole toujours simple n'est jamais vide, jamais en roue libre, jamais détachée ni strictement professionnelle ou promotionnelle. Et parfois, carrément, des étincelles vraiment fulgurantes fusent au coin d'une phrase, comme « Le court-circuit c'est quand même ce qui arrive dans les sociétés où il y a trop de communication et pas assez d'expériences » (entretien avec Johan van der Keuken). De quoi méditer un certain temps. De quoi donner envie de réexpérimenter le cinéma, les films et la réalité qui nous et qui les entoure - par le cinéma mais aussi sans le cinéma.
Quand on posait à Marguerite Duras (interlocutrice de Daney sur un des CD du coffret) la question « Pourquoi faites-vous du cinéma ? », elle répondait : « Pour entendre ». Rajoutant: « On croit que le cinéma c'est l'image, mais le cinéma c'est le son »...
Philippe Delvosalle
À écouter – petite sélection d'autres CD sur le cinéma :
- Jean-Marie STRAUB / Danièle HUILLET / Thierry JOUSSE : « Entretiens » – HD8496
- Maurice PIALAT / Serge TOUBIANA : « Conversation » – HD7260
- Noël SIMSOLO : « La nouvelle vague » – HD1085
- Jean-Luc GODARD : « Les écrans sonores de Jean-Luc Godard » – HD4506
À écouter ou à regarder – encore Gilles DELEUZE :
- Gilles DELEUZE : « Qu'est-ce que l'acte de création ? – conférence à la FEMIS » – TF0180 [Bonus DVD]
- Gilles DELEUZE / Claire PARNET : « L'abécédaire » – TF0180 [DVD]
- Gilles DELEUZE : « Leibniz : âme et damnation » – HD3647
- Gilles DELEUZE : « Spinoza : immortalité et éternité » – HD3648
À écouter ou à regarder – encore Serge DANEY :
- Serge DANEY / Pierre-André BOUTANG / Dominique RABOURDIN : « Itinéraire d'un ciné-fils » – TD2401 [DVD]
- Jean-Luc GODARD [/ Serge DANEY] : « Histoire[s] du cinéma » – volet « Seul le cinéma » – TD3675 [DVD]
- Claire DENIS [/ Serge DANEY] : « Cinéaste de notre temps : Jacques Rivette, le veilleur » – TD1568 + TD1569 [VHS]
- Suzanne BITTON : « Conversation Nord-Sud : Serge Daney / Elias Sanbar » – TQ1811 [VHS]