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Pointculture_cms | critique

Ode au pain du futur : Farine, sel, eau et savoir-faire (Rino Noviello)

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Dans le pain, le moindre élément compte. Un documentaire – bientôt projeté au festival Millenium – nous emmène à la rencontre des artisans qui rendent sa valeur nutritionnelle, sociale et symbolique à l'aliment.

Sommaire

C'est un choix de vie, c'est une philosophie, c'est une méthode de travail qui est payante à 2000 %. — Sébastien Frédéric

Le pain

Il est des rencontres dont la force ne peut rester sans voix, demandant une suite, une action, et, pour Rino Noviello, c’est filmer. Filmer, comme une tentative de comprendre d'abord le geste, puis de le répercuter, de rendre la joie qu'il occasionne, l'étonnement du don inespéré. Car s'il y a bien un cadeau, de nos jours, quel qu'en soit le prix, c'est du bon pain. Nourriture rare. C'est la promesse d'une satiété heureuse, des textures qu'élèvent des arômes, un festin de presque rien. Voilà l'aliment le plus généreux qui soit : du peu qu'on lui donne, le pain fait beaucoup. Sa générosité ne repose pas sur l’abondance mais sur la frugalité de l'élémentaire : de la farine, de l’eau et du sel.

La levure n’est même pas nécessaire quand on dispose d’un levain, le levain étant comme un concentré de pâte, un ferment de farine et d’eau. La richesse aromatique du pain dépend de la façon dont ces éléments simples, comme autant de mondes singuliers, s'épousent, s’affectent mutuellement. Et si la qualité de la farine importe et que l’origine du sel importe, ce qui, en réalité, confère sa personnalité au pain n’est pas de l’ordre du rapport direct, du lien causal. C’est un faisceau de phénomènes comme : l’influence de la température extérieure, l’altitude, l’humidité ambiante, ou encore les proportions et l’ordre dans lesquels chaque ingrédient se présente, le temps de pétrissage et de mise en repos, les spécificités du four…

L'art consiste à donner forme à une force vive. Le boulanger louvoie entre intervention et non intervention. Il comprend, sent et met à profit une suite de réactions naturelles, en l’occurrence l’activité enzymatique spontanée des matières organiques. Sous ses paumes, les levures et les bactéries présentes dans la farine et dans l’air produisent, une fois hydratées, des bulles de gaz qu’un réseau de gluten souple et mobile emprisonne dans ses mailles. Il faut se représenter une mousse d’une structure analogue à celle d’un nuage de crème, un gel humide, aéré, élastique et en constante expansion que la cuisson conduit à son point le plus extrême sans pour autant le désactiver totalement. Une connaissance intime de la fermentation conduit à développer une sensibilité particulière pour chaque pâton en train de lever. Le travail requiert de la patience, et – ce n’est pas rien – un bon tour de main. Cette délicatesse qu’il faut pour laisser faire ce qui se fait naturellement, Rino Noviello la filme avec l’élégance de celui qui regarde, écoute, apprend et admire.

Le boulanger

Avec son fournil installé dans une tiny house en bordure de potager, Sébastien Frédéric n’est pas un boulanger conventionnel. Il faut dire aussi que, loin de l’alliance paradoxale entre force et langueur qu’exige le recours aux levures sauvages, les boulangers conventionnels, en Belgique et ailleurs, ont adopté les méthodes rapides et expéditives que l’industrie livre clé en main. Face à la caméra, cet ancien basketteur explique qu’en changeant de vie et en venant à la panification, il n’a pas souhaité s’inféoder aux banques ni à une économie qui, justement, fonctionne sur des rendements élevés au détriment du produit. Un financement participatif et des ambitions modestes ont résolu le problème. La maisonnette en bois est à peine assez grande pour contenir le long corps du boulanger. Mais rien ne manque, ni la table équipée d’une bassine, ni les rayons sur lesquels s’empilent des moules en fer, ni le four à bois, élément le plus coûteux sans doute. De pétrin, en revanche, point. Adepte des poussées lentes, Sébastien applique la méthode du brassage et des rabats. Manœuvrant par gestes amples et ronds, ses mains ensevelies dans la masse onctueuse de farine baignée d’eau, la soulèvent et la reposent sans jamais déchirer la pâte qui doucement se forme, mouvement originel, lent, hypnotique, qui évoque une nage, une paresse dansante, un bercement. C’est assurément un des plus beaux moments du documentaire.


Après avoir rencontré le feu, les pains désormais à l’étroit dans leur moule de métal noir exhibent des corps dodus sous leur croûte luisante comme du miel frais. Maintenant que preuve est faite du savoir-faire du boulanger autant que du succès de la méthode, nous pouvons sans crainte suivre le réalisateur dans son œuvre de décomposition. Premier arrêt chez Pierre Cossement, auprès duquel Sébastien s’approvisionne en blés.

Le cultivateur

Notre travail n’est pas de faire une nourriture d’élite pour une clientèle fortunée. Notre travail de paysan c’est de nourrir les gens du pays. — Pierre Cossement

Située dans la région de Tournai, la Ferme du Buis contraste nettement avec les plantations voisines. Dans un paysage monotone fait de « tables » herbeuses d’une densité et d’une régularité désolantes, les blés de Pierre Cossement affectent un air hirsute qui réveille le regard. C’est une famille sans nul doute, mais une famille au sens large, un joyeux rassemblement de noms, de calibres, de couleurs, de dispositions, de caractères, qui poussent là sans soucis de taille, libres de se mouvoir et d'abandonner leurs longues chevelures aux caresses du vent, pointant fièrement vers le ciel des têtes tantôt bien charnues tantôt plus austères. Au sol courent des adventices, tandis que, pourvus de racines profondes, les blés vont loin chercher leurs nutriments, de la vraie nourriture et pas des molécules chimiques qui prétendent servir de repas à des plantes anémiées. En retour, la santé des graines - mais aussi leur richesse nutritionnelle - compense les rendements moins élevés. Les variétés anciennes doivent avoir la puissance qu’il faut pour se défendre seules, sans aide d’adjuvants chimiques.

Le meunier

Il faut avoir tous les sens en éveil, les yeux, le toucher, l’odorat, l’oreille. Dans un vieux moulin, on doit être attentif à tout. — Joseph Daenens

Les céréales sont ensuite confiées au Moulin de Moulbaix. Héritier de l’entreprise familiale fondée en 1942, Joseph Daenens perpétue la technique délicate de la meunerie sur pierre, pas rentable pour un sou mais tellement appréciée du grain ! Traitée avec respect, la céréale donne ainsi le meilleur d'elle-même. L’art de moudre comporte une multitude de procédures, qui sont autant de risques tels, par exemple, la surchauffe, l'oxydation. Chacune de ces opérations requiert une intelligence fine de la céréale, selon l’endroit d’où elle vient et l’usage auquel elle est destinée. Comme pour la culture de blés anciens, cette méthode traditionnelle n’est pas la plus efficace en termes de rendements et de régularité. Elle demande un engagement certain de la part de ceux qui la pratiquent. L'agriculture biologique l'a heureusement remise au goût du jour.

Paludiers

C’est quoi les qualités d’un bon paludier ? D’être sympa, déjà, et je dirais : faut pas avoir peur de l’effort. — Pascal Donini

Le sel, Sébastien Frédéric se le procure dans la région de la Guérande, chez Delphine et Pascal Donini, paludiers récoltants indépendants à Batz-sur-Mer. L’entreprise Gaec La Salorge Rouge peut s’enorgueillir de perpétuer une tradition de récolte qui remonte à l’Antiquité romaine. De fait, tout le travail s’effectue manuellement, un choix courageux mais indispensable s’il s’agit de préserver les qualités du minéral. Au cœur des salines, l’eau de l’océan est amenée à circuler dans un labyrinthe jusqu'à évaporation. La cristallisation a lieu dans les œillets ou cristallisoirs. Vient ensuite le temps de la récolte et du tri, un travail physique d'une grande intensité.

Évolution d'un métier

En boulangerie, le savoir-faire que l’on supprime, c’est des ingrédients qui se rajoutent. À la sainte trinité que forment la farine, l’eau et le sel, viennent alors s’adjoindre la levure (introduite à la fin du XIXème siècle), différents sucres et acides gras, du gluten (en plus des protéines que contient naturellement le blé), parfois même des conservateurs, des colorants, des émulsifiants, des enzymes, etc. Encore cette liste, déjà fort longue, ne mentionne-t-elle que les substances qui interviennent directement dans le processus de panification. N’y figurent donc pas les multiples intrants phytosanitaires (engrais, pesticides, fongicides) dont sont conventionnellement abreuvées les céréales, ni les agents chimiques (peroxyde de benzoyle, chlore, bromate de potassium) auxquels la minoterie peut avoir recours pour extraire du grain – élément confus et coriace – la blancheur rassurante d’une farine sans grumeau.

Des rendements spectaculaires caractérisent l’agriculture actuelle, qui a bénéficié du perfectionnement des machines (à l’extrême : moissonneuses-batteuses équipées de systèmes de contrôle et de guidage par satellite) autant que des avancées de la chimie et de la biologie, au moment où l’usage généralisé de la levure a permis d’écourter considérablement les temps de fermentation. La réduction de main d’œuvre qui s’en est suivi s’est soldée par une baisse considérable des prix. Disponible partout sous une grande diversité de formes et de fonctions, allant de l’aliment préemballé qui se conserve pendant des jours – si ce n’est des mois – aux variétés réchauffées de la grande distribution, en passant par les importations portant l'étiquette d'une fabrication artisanale, le pain, certes, n’a jamais été aussi peu cher, aussi versatile, aussi séduisant et accessible. Il peut satisfaire tous les régimes dans des versions sans sel, sans gluten ou enrichies en fibres ou aux omega 3.

Le paradoxe veut que ce pain fabriqué de façon industrielle, savamment optimisé et calibré pour nourrir le plus grand nombre, se révèle aussi peu rassasiant que décevant dans sa dimension gustative. D’ailleurs, on en consomme moins, certains jugeant même qu’il peut nuire à la santé, du fait de sa pauvreté nutritionnelle conjuguée à une teneur élevée en gluten. En soi, le gluten n'est qu'un mélange de protéines (gliadine et gluténine) et d’eau. Dans les nourritures modernes, la surabondance de ce composé devenu additif a fini par le rendre, sinon indigeste, tout au moins extrêmement impopulaire.

Le sec et l'humide : le pain d'avant et le pain de l'avenir

La méfiance ou la déception ne devraient cependant pas nous conduire à croire qu’il y eut comme un âge d’or dans le métier de mêler l’eau à la farine. L’habitude de conserver le blé pendant des saisons entières, de le monter à bord des navires pour lui faire traverser des mers, avant de le confier à des fournils capables de le traiter en quantités, remonte à l’Antiquité et trouve sa justification dans le fait qu’il fallait bien nourrir les armées. Certaines spécialités, telles la baguette ou la ciabatta, nous semblent plus substantielles du fait qu’elles nous arrivent parées de l’authenticité liée à une tradition. En réalité, l’une et l’autre sont des inventions récentes. Plus jeune que le hamburger, la baguette, avec sa forme facilitant les repas pris sur le pouce, remonte aux années 1920, tandis que la fameuse « pantoufle » italienne n’est apparue qu’au début des années 1980.

Quant aux pâtes très hydratées qui passent aujourd’hui pour être le sommet de l’art en matière de technique boulangère, on les doit à une génération d’artisans, innovants par passion, qui, dans le courant des années 1990, se sont proposé d'opérer une synthèse entre un héritage panaire articulé autour du levain, et les récents acquis dans le domaine de la microbiologie.

Les Anciens, qui n’aimaient rien tant que leur pain blanc, n’auraient sans nul doute pas dédaigné les productions molles et sucrées vendues sous plastique dans les grandes surfaces.

Aussi, après avoir été si loin dans la falsification du goût et des savoir-faire, on comprend mieux aujourd’hui que le peu d’éléments dont un pain se crée tient autant de la chance d’une métamorphose spontanée que de la capacité du boulanger à intensifier les mécanismes que leur rencontre met en œuvre.



Texte et captures d'écran : Catherine De Poortere



Liens et renseignements utiles


Le documentaire fera l'objet d'une projection
dans le cadre du Festival Millenium.

Le dimanche 24 mars 2019

au Cinéma Vendôme à Bruxelles


Le site de Rino Noviello, photographe et réalisateur.

Le site de Sébastien Frédéric : La Mie qui roule (vente de pain directe).

Li Mestère, le réseau belge de semences paysannes.

À Bruxelles, il existe désormais quelques boulangeries de qualité qui travaillent sur du levain et des farines sans additifs : Gâteau, Charli, Boulengier, La Boule, C'est si bon...

Mais s'il ne fallait en retenir qu'un seul, ce serait sans la moindre hésitation le pain de Zied Mokaddem qui officie sous le nom de Khobz. Une production aussi confidentielle que d'exception. Une mie crémeuse, une croûte aux arômes de fumée, des pâtes hydratées jusqu'au vertige, pétries à la main, des fermentations longues, des variétés de blés anciennes choisies et associées selon leurs qualités respectives, un jeu sans cesse renouvelé avec les épices, les herbes, les fruits, le café, le chocolat, les olives, etc., un travail sur les levures sauvages (pommes, prunes...). Et un accueil désarmant de gentillesse. Du très grand art à l'endroit même où se situe l'innovation qui nous intéresse.

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