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Pointculture_cms | critique

ON EST PAS TENDRE !

publié le

DEUX PREMIERS DISQUES BELGES DE CHANSONS « À TEXTES »

 

Deux bonnes nouvelles quasi simultanées pour la chanson francophone de Belgique. Encore que c’est bien mal les caractériser de la sorte. Carl et Les Terrils sortent chacun leur CD, chez Matamore (Terrils) et Humpty Dumpty (Carl). Ils partagent le talent du coup de crayon qui fait mouche, illustrateurs hors pair, observateurs acérés du quotidien et de la nature humaine. Du coup, leurs chansons et musiques sont très visuelles. On devine leurs regards sur la société nageant dans les mêmes eaux. La comparaison s’arrête là, leurs univers artistiques sont très différents.

 


carlChez Carl, il y a abondance et variété de couleurs et de mots, de rythmes et de genres musicaux. Il associe avec aisance sophistiquée et de l’intérieur des influences rock, tribales, techno, hip-hop, sans que cela fasse fourre-tout. Il est malaisé de cerner strictement le thème de ses chansons parce que la poésie y a une part importante et que celle-ci déborde les sujets et les objets chantés. Partant d’une situation factuelle bien circonscrite, les métaphores tracent des cercles concentriques de plus en plus larges, un monde très vaste et différencié se dilate dans chaque chanson. Il faudrait écouter ces débordements où se mettent à chanter, à travers les pulsions libres de mots, de sons et d’images, souvenirs personnels et résidus de la mémoire collective, les presque riens, les détails glissant vers l’oubli.

Les morceaux de Carl alignent de belles collections de ces signes échoués, blessés, amputés, ces fleurs séchées qui poussent dans le champ de l’oublié, vaste terrain vague qui entoure les grands événements, les faits de sociétés, les unes des médias. Réalistico-fantastique, ethno-surréaliste, sur des frontières qui interrogent les territoires de ce que l’on ressent. Où ramasse-t-il ces trophées à chanter ? Entre son corps et le paysage, à la jonction de ces marées qu’il regarde sur le rivage et de la mort dont les humeurs vont et viennent dans son corps. La violence, banalisée, s’inscrit profondément dans sa chair et son esprit, la frontière ne tient qu’à une mince peau écorchée. « Ce n’est pas mon bras qui dort/ C’est l’enfant mort/ Ce n’est pas moi qui transpire/ C’est un cadavre à ciel ouvert ». Simple citoyen qui vit dans sa chair les atrocités des faits divers, ‘cauchemardeur’ éveillé cultivant le lyrisme du marasme. Témoin au regard acculé qui ne sait plus où poser les yeux, ni ce qu’il faut regarder, tout lui semble louche, piégé, à double sens, natures mortes à couteaux tirés. Et s’il cligne trop des yeux, « ses paupières s’effritent, tombent en poussière ». Yeux écarquillés, il chante l’horreur de se faire manger par sa maison, assigné à une adresse et un rôle précis. En même temps, le personnage cultive les sentiments troubles, ambivalents, par exemple les relations avec les représentants de commerce du consumérisme, chiens new-look du capitalisme. Ou encore le plaisir qui consiste à gâcher son plaisir, « partir juste avant le feu d’artifice ou l’arrivée d’une fanfare », partir alors en promenade où ressasser regrets éternels, blues à l’âme et vertige de prendre la tangente. Cette tendance à explorer le sombre évite la lourdeur par l’humour, l’énergie et le déséquilibre et, ici ou là, de délicieuses naïvetés. Enregistrer une machine désuète, laisser entendre la respiration des choses.

Les vers, parfois acerbes et virulents, ont dans l’ensemble une belle élasticité, ils ont les « chevilles fragiles sur les galets tout ronds qui roulent/ Qui se bousculent pour voir le ciel/ Leurs bouffées d’air frais nous font perdre pied. » Il faut dire qu’ils sont faits de suc dont chaque goutte hésite « sur le plongeoir », tremblante, entre devenir mot ou rejoindre le silence.

 

les terrilsLes Terrils sont agités et concentrés. Par l’élargissement du propos par métaphores concentriques. Ils recherchent l’impact le plus frontal possible avec quelques fils d’effroi. Ces points d’agacement que l’on gratte et qui se transforment en gouffre. Leur poésie est noire et angoissée, lapidaire et politique, propulsée par un minimalisme rock monté sur ressorts, un dialogue guitare et batterie pugnace et inspiré, mijoté à l’ancienne, fermenté au blues d’origine, avec une connaissance affinée des répertoires. Un truc de connaisseurs. Côté message, alors qu’il est convenu de considérer que « tout a été dit », « qu’il ne sert plus à rien de dénoncer quoi que ce soit tant les dés sont pipés », Les Terrils régénèrent l’art joyeux de rentrer dans le lard. Les grandes questions, telles quelles dégringolent esquintées du haut des Terrils, ça fait du bien. Mine de rien, c’est valorisant : ah bon, on mérite quand même qu’on nous chante ça, ce n’est pas tabou. Ils s’engouffrent tête baissée, sans illusion, avec une probité punk initiale, dans la tentative d’éveiller les consciences, d’abord la leur, ça sert à ça le rock. Posture apprenante qui évite le ton de donneur de leçon.

Une fraîcheur, liée à une surprenante capacité à retrouver le sens des origines, rappelle les belles épopées de protest song, à la Woody Guthrie. À vrai dire, ce n’est pas complètement chanté. Trop crispé. Plutôt des appels micros qui arrivent essoufflés, paumés. Sous forme de courtes histoires de paniques qui s’ignorent. C’est l’histoire d’un mec décalé qui expose ingénu les contrariétés dans lesquelles il s’empêtre, sans se rendre compte qu’il tire derrière lui de redoutables catastrophes dont, symptôme humain, il devient le propagateur ! Banqueroutes écologiques, sociales, économiques, politiques. Allez, hop, nous voici embarqués avec une petite famille qui veut mettre la ville dans son rétroviseur. Impossible, la ville ne disparaît jamais, elle a tout avalé, impossible d’en sortir et la nature n’est plus que souvenirs, images d’Épinal. Un contexte sans horizon qui contraint à ne respirer que par le petit écran et qui, forcément, conduira à la multiplication de faits divers de ce genre : « La télé a tué ma femme ». Un chef-d’œuvre de crime parfait avec la complicité jouisseuse de la zappette. Un texte au sens dramatique épuré, cinématographique. Les chansons engagées de jadis rimaient facilement les « coupables » dans un monde bien polarisé. Aujourd’hui, les responsabilités étant de plus en plus camouflées dans la mondialisation, cela devient casse-gueule. Mais qu’à cela ne tienne, nous vivons bien en télécratie et sommes dirigés par le grand « Télé-électeur » qui brasse allégrement les réflexes primaires des replis sur soi. Comment voulez-vous, formaté d’une part par le « home cinéma branché sur vingt écrans de surveillance » et encouragé à jouer un rôle actif dans les politiques sécuritaires, contribuer d’autre part au grand défi de l’interculturel, autre sollicitation pressante de la nouvelle ? Quel casse-tête !

Ce n’est pas fini : « Je m’orientalise », dramatique et drôle, est aussi une chanson de la désorientation, une manière non manichéenne d’aborder les problèmes d’identité et de partages culturels. Bon, au ras des pâquerettes, ce n’est pas édifiant, mais c’est pourtant à ce niveau-là que ça se vit. Épices, cuisines exotiques, je mange comme l’autre, je mange l’autre, l’autre me mange, qui est chez qui, qui est l’étranger, moi, lui ? Au secours, personne ne semble clarifier la cause de ces dérèglements. Voilà, et voyez comme tout s’enchaîne bien, puisqu’à propos de bouffe, il est bon d’avertir les carnivores qu’un jour ils paieront leur manque de tendresse à l’égard des poulets, et de rappeler surtout qu’à force de creuser n’importe comment la planète qui nous héberge, nous sommes assis sur une poudrière de déchets, une cordillère volcanique de terrils de merdes. Jusqu’à présent la solution consiste à ne rien voir grâce au tout-à-l’égout.

Les Terrils ne confient pas la narration aux seules paroles, la musique n’est pas qu’accompagnement du texte. Là où le texte ramasse et lisse le propos pour révéler l’os de la frousse, la musique dépeigne, strie, détrousse. Accélérations, glissades, compressions, décompressions, langueurs orientales, rythmes cassés, cabrioles et fioritures, traits mélodiques décochés crânement et aussitôt brisés, stress brut des élevages en batterie : ce qui n’est pas explicite dans les paraboles elliptiques, toute la charge d’urgence et de révolte se libère dans le jeu âpre, subtil et branché de la guitare et de la batterie. Tensions retenues ou libérées, élégantes ou ravagées, avec trois fois rien, le vocabulaire est étendu, imagé, éloquent. En direct, en live de proximité, c’est encore plus jeté, ça dégringole plus sec.


Pierre Hemptinne

 

 

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