Histoires de labels (5) : Gondwana Records
Sommaire
Spiritual jazz d'hier et d'aujourd'hui
En 1965, John Coltrane sort un album aujourd’hui considéré comme le plus accessible de toute son œuvre : A Love Supreme. À son apogée commerciale – jugés trop avant-gardistes, ses disques ultérieurs seront boudés par la critique –, le saxophoniste et compositeur est l’une des figures emblématiques du spiritual jazz, courant à travers lequel il entérine explicitement sa foi religieuse. La mouvance s’inspire tant des clameurs caractéristiques des adeptes de l’Église baptiste du sud des États-Unis que de l’illumination supposément atteinte par le biais de pratiques ésotériques telles que le yoga et la méditation. Musicalement, il apparaît donc comme une alliance du jazz avec les traditions de l’Afrique, de l’Inde et de l’Asie du Sud-Est.
Ainsi, plusieurs décennies après la mort prématurée de John Coltrane, un trompettiste britannique du nom de Matthew Halsall, non content de revitaliser la scène musicale de Manchester, s’affirme comme l’un des chefs de file de la recrudescence – sans aller jusqu’à parler de résurrection – de ce genre dit « spirituel », dans la droite lignée de musiciens tels qu’Alice Coltrane, veuve du saxophoniste éponyme, et Pharoah Sanders, pour ne citer qu’eux. A cette fin, Matthew Halsall pose, en 2008, la première pierre du label baptisé Gondwana, dont les sorties initiales sont, comme il est de coutume dans l’industrie musicale, les œuvres du fondateur lui-même : Sending My Love (2008) et Colour Yes (2009).
Label(s) hybride(s)
Preuve du chemin parcouru par le label, attestant d’un statut patiemment forgé selon une certaine idée du jazz, Gondwana signe, bien après sa création en 2017, plus qu’un chanteur, plutôt un griot de la scène musicale californienne, Dwight Trible, l’une des quelques voix triées sur le volet qui émaillent désormais la discographie de l’écurie de Manchester. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’homme en question collabore fréquemment avec l’un des piliers du spiritual jazz contemporain, le saxophoniste Kamasi Washington, faisant partie du célèbre label anglais Ninja Tune, lequel est pourtant moins versé dans le jazz que dans une électro des plus raffinées.
Ces entrecroisements de styles, du jazz à la musique électronique, voire au hip-hop – Kamasi Washington apparaissant régulièrement dans les crédits de projets aussi disparates que ceux de Flying Lotus et Kendrick Lamar –, s’illustre tout particulièrement avec le band intitulé Portico, un trio électro chez Ninja Tune, un quartet jazz sur Gondwana. De fait, la formation de trois musiciens, augmentée de leur guitariste et fondateur Nick Mulvey, assume son statut de quatuor à sa signature sur Gondwana en 2017, avec un album baptisé Art in the Age of Automation. Plus encore, l’arrivée du groupe dans le giron du label de Matthew Halsall est révélatrice du tournant emprunté par celui-ci dans sa propension relativement récente à promouvoir des musiciens de jazz entretenant une relation intimiste avec les structures rythmiques du genre électronique.
De l'électro sans ordinateur
On l’a dit, Matthew Halsall, à travers son label, a largement contribué à mettre en lumière l’extraordinaire vivier d’artistes que recelait sa ville natale du nord-ouest de l’Angleterre. Après la parution de deux disques supplémentaires de son cru, On the Go et Fletcher Moss Park, respectivement sortis en 2010 et 2012, le leader de Gondwana Records propulse l’une des formations jazz les plus excitantes de ce début de XXIème siècle : Gogo Penguin qui, réciproquement, fait une fois pour toutes émerger la marque Gondwana au-delà des frontières de Grande-Bretagne. Baptisé, sur un ton humoristique, d’après le moteur de recherche libre DuckDuckGo, le trio composé du pianiste Chris Illingworth, du contrebassiste Nick Blacka et du batteur Rob Turner annonce la couleur avec un premier disque au rythme uptempo frénétique, quoique sans doute relativement peu accessible pour un public élargi.
C’est en 2014 que le groupe accouche de son album-référence pour Gondwana, le deuxième et dernier avant de signer chez le prestigieux Blue Note. Avec v2.0., le trio offre un objet hybride, à la croisée du jazz, de la pop et de l’électro, au sein duquel l’oreille se plait à dissocier chaque instrument tant ceux-ci s’épanouissent de façon autonome pour former une entité cohérente, construite en un crescendo prévisible, d'une track à l'autre, selon un motif presque systématisé mais non moins jouissif. Paradoxalement, la logique interne de chaque piste génère, quant à elle, un enchaînement rythmique des plus déroutants. Un morceau parmi les autres relate de façon particulièrement éloquente le rapport direct et privilégié qu’entretiennent les GoGo Penguin avec la métrique propre à la musique électronique, tout en étant profondément enraciné dans le jazz le plus exigeant : Garden Dog Barbecue, encore une référence au règne animal.
La musique comme au cinéma
Rétrospectivement, 2014 apparaît comme une année faste pour Gondwana puisque le label signe, à son tour, un autre trio ayant depuis exporté leur musique sur toute la planète : Mammal Hands. Originaire de Norwich, à l’extrémité est de l’Angleterre, le groupe constitué du saxophoniste Jordan Smart, du pianiste Nick Smart et du batteur Jesse Barrett délivre un album intitulé Animalia, duquel ressort un de leurs premiers morceaux phares, Kandaiki, une gemme mélancolique qui présage de leur faculté future à composer de véritables bandes originales de cinéma.
Soundtracks épiques à travers lesquelles Jordan Smart s'emploie à tirer – d'un saxophone tantôt alto, tantôt soprano –, un fil mélodique propre à lier chaque individualité musicale en un tout extrêmement abouti. Leur deuxième album signé sur Gondwana en 2016, Floa, vient confirmer cette tendance à produire des atmosphères aussi flottantes que dramatiques, du genre de celle retrouvée dans le lancinant Quiet Fire, un oxymore qui reflète précisément la démarche ayant présidé à la création de l’album. Depuis lors, Mammal Hands confirme l'heureux ménage qu'il forme avec Gondwana Records, notamment à travers un nouveau disque sorti cette année : Capturated Spirits.
Pépite nationale
Ainsi, depuis la création de Gondwana, et sans les énumérer une à une, près de cinquante sorties ont pu être recensées à ce jour, autant de signes toujours plus probants de l’installation d’un label certes jeune mais qui, de par son magnétisme prompt à attirer les meilleurs jeunes musiciens de la scène jazz contemporaine, est manifestement promis à la longévité des institutions ayant contribué aux lettres de noblesse du genre. Et parmi les projets les plus originaux produits par le label, on s’arrêtera sur un petit poucet belge répondant au nom équivoque de STUFF., un quintet atypique et intégralement électronique qui propose des mash up progressifs dont le groove est pourtant résolument issu du jazz.
Texte : Simon Delwart
Cet article fait partie du dossier Histoires de labels.
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